Les infortunes de la vertu - Sade

Publié le par Roman Littleson

Voici mon compte-rendu des Infortunes de la vertu, dont j’ai terminé la lecture il y a deux semaines environs. C’est toujours intéressant de prendre un peu de recul, de laisser décanter ses ressenti avant de les rédiger.

 

Je ne vais pas présenter Donatien Alphonse François de Sade, dit Marquis de Sade, auteur de ce récit, ni raconter sa vie. Je vous invite toutefois à aller faire un tour sur le net, car elle ne manque pas d’intérêt. Tout ce que je vais dire, c’est qu’il a passé au une trentaine d’années de sa vie en prison, et que c’est entre le 23 juin et le 8 juillet 1787, détenu à la Bastille après onze années passées à Vincennes, qu’il rédige le manuscrit des Infortunes de la vertu. Ce texte ne sera pas publié de son vivant et le manuscrit sera retrouvé en 1909 par un certain Guillaume Apollinaire, puis publié pour la première fois en 1930 seulement, soit cent quarante-sept ans après sa rédaction et cent seize ans après la mort de son auteur.

Du vivant de Sade, une deuxième version de ce texte sera publiée en 1791, plus détaillée, ainsi qu’une troisième en 1799, encore plus détaillée, mais aussi plus provocante, avec une narration différente. Je ne vais pas m’attarder sur ces versions que je n’ai pas (encore) lues et vraiment me concentrer sur celle qui nous intéresse.

 

Petit avertissement pour ceux qui ne l’ont pas lu, je vais, entre autres, évoquer la fin du récit. Après, il ne s’agit pas non plus d’un thriller.

 

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Les infortunes de la vertu se présente donc comme un conte philosophique, genre assez en vogue au XVIIIème siècle permettant de faire passer des idées philosophiques à travers le format du conte, mais aussi des critiques de la société, de la politique, qui peut parfois prendre le ton de la satire. L’exemple le plus connu, de cette époque du moins, est le fameux Candide de Voltaire.

Ce qui est intéressant – et peut-être inattendu pour quelqu’un comme moi qui n’avait qu’entendu parler de Sade sans jamais le lire –, c’est de constater la volonté de l’auteur, que l’on sait libertin, de donner une dimension philosophique à son récit. Cela passe par une opposition permanente entre le vice et la vertu, mais à la fin de la lecture du livre, on se demande lequel des deux est réellement dénoncé. J’ai finalement eu le sentiment que, réellement, le sujet n’était pas là, mais qu’il s’agit surtout pour Sade de mettre en avant ses idées, ou plutôt ses fantasmes, libertines.

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Globalement, le récit est présenté de la manière suivante : une introduction présentant les deux personnages principaux, le récit principal, et une conclusion, plutôt une sorte d’épilogue.

On a donc là deux sœurs dont le père qui a fait faillite est contraint de s’exiler en Angleterre, et dont la mère, huit jours après ce départ, meurt de chagrin. Justine, douze ans et Juliette, quinze, sont livrées à elles-mêmes. De caractères bien différents, elles se séparent, chacune prenant s’engageant dans un chemin moral différent pour survivre. Une quinzaine d’années plus tard, Juliette, devenue comtesse de Lorsange en ayant fait fi de la morale, rencontre à Lyon, une jeune femme prisonnière condamnée à mort. Intriguée ce qui a pu la conduire à cette condamnation, elle lui demande lui raconter son parcours.

Alors évidemment, on se doute aussitôt que la jeune femme prisonnière n’est autre que sa jeune sœur, Justine, qui se fait appeler Sophie, qui a suivi un chemin différent du sien. C’est à partir du récit de ses aventures, à la première personne donc, que le conte philosophique débute. On a en effet, à la manière d’un Candide, une succession d’aventures ayant jalonné la vie de la jeune femme, plus ou moins vraisemblables. Ainsi se retrouvera-t-elle chez un riche traitant de la capitale qui veut la violer et la voir soumise par son valet et sa gouvernante (elle n’a que douze ans), chez un vieil avare qui veut la pousser à commettre un vol, en compagnie d’une femme et d’hommes grâce auxquels elle s’évade de prison mais qui veulent eux aussi la violer, au service d’une comtesse dont que le fils veut faire empoisonner par notre héroïne, chez un chirurgien qui veut disséquer vivante une adolescente, un monastère peuplé de moines violeurs, pervers et assassins, esclave de faux-monnayeurs ou encore prise dans l’incendie d’une auberge. Les façons dont elle se sort de ces mauvaises passes sont tout aussi invraisemblables que les manières dont elle y tombe et, bien qu’elle traverse la France de Paris jusqu’au Dauphiné, on a l’impression que ces aventures se suivent aussi géographiquement. Autrement dit, un pied hors du piège, l’autre dans le suivant.

Elle parvient à avoir des nouvelles de ses anciens bourreaux et en recroise d’autres de manière un peu irréelle.

De la même manière que les aventures de Candide sont rythmées par sa naïveté face à chaque malheur dont il est témoin, celles de Justine le sont par ses plaintes face à son propre malheur et ses propres souffrances. Parce qu’en réalité, chacune des aventures de l’héroïne servent à illustrer le propos que veut porter le conte philosophique.

La question légitime qu’on peut se poser est : pourquoi Sade a-t-il choisi ce genre du conte philosophique ? Ce genre, inventé au XVIIIème siècle servait aux philosophes de l’époque à contourner les interdits, autrement dit, critiquer la société, la politique, braver la morale, par exemple, un peu comme le permettait aussi le genre épistolaire.

Donc Sade aurait des interdits à contourner avec cette œuvre et d’ailleurs, en plus de choisir ce format littéraire pour y parvenir, il débute son œuvre avec une sorte de préambule justifiant sa démarche. Il expose ainsi le propos qu’il s’apprête à développer plus tard, déclarant vouloir « prévenir [certains] sophismes dangereux de la philosophie », lesquels inciteraient à « prendre parti parmi les méchants qui prospèrent [plutôt] que parmi les vertueux qui périssent. »

Il prévient par ailleurs qu’il est conscient que sa démarche, par les tableaux qu’il s’apprête à peindre, puisse choquer, mais « s’il naît cependant un bien » de celle-ci, il n’aura aucun reproche à se faire.

Et effectivement, l’illustration de son propos sera choquante, car elle sera faite de viols (y compris perpétrés par des religieux), d’incitations au vol, au meurtre, de châtiments corporels, de mutilations.

Il ne manque d’ailleurs pas d’exprimer la bonne foi de sa démarche. « Tels sont les sentiments qui nous mettent la plume à la main », conclura-t-il.

De plus, le choix du récit à la première personne, par la bouche de Justine, personnage qu’on « admirait de pudeur, de délicatesse et de timidité » contribue à atténuer cette cruauté, grâce à un art maîtrisé de la litote, remarquable notamment dans les scènes décrites lors de l’épisode du monastère.

Le choix du genre littéraire, le conte philosophique, censé permettre de contourner les interdits de l’époque, peut donc se voir dans la continuité de ces justifications.

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Maintenant, je vais m’attarder un peu plus sur le propos du livre. Celui-ci repose sur une opposition assez simple, évoquée dès le préambule. Ainsi s’opposeront «  une foule de malheurs accablant la femme douce et sensible qui respecte le mieux la vertu, et d’une autre part la plus brillante fortune chez celle qui la méprise toute sa vie ». Il est évidemment dans cette phrase question des deux sœurs qui serviront à illustrer le propos.

Concernant Juliette, la sœur ainée, celle-ci propose à sa sœur de prendre exemple sur la fille d’une voisine et se faire entretenir par un homme. Elle rejoindra finalement un bordel dans lequel elle « corromp[ra] entièrement ses mœurs. » Tandis qu’elle a vingt ans, le comte de Lorsange, quarante ans, s’éprendra d’elle et l’épousera. Elle l’éliminera (on ne sait d’ailleurs pas comment), et jouira seule de sa nouvelle richesse. L’évocation de son parcours est finalement brève, ce qui donne la sensation que la réussite par le vice et le crime est facile.

Quant à Justine, elle refuse donc la proposition de sa sœur et sera un exemple de vertu irréprochable. Son chemin sera long et semé d’embuches, mais surtout, sa vertu sera toujours punie. En effet, chacun de ses malheurs est la conséquence d’une de ses actions vertueuses. Elle refuse de voler ? M Du Harpin l’accuse de vol et elle se retrouve en prison. Elle refuse de tuer une comtesse pour le compte du fils de celle-ci ? Elle est punie de coups de fouets et accusée du meurtre. Elle tente de sauver une jeune fille qu’un chirurgien veut disséquer vivante ? Celui-ci et son complice l’amputent de deux doigts de pieds, lui arrachent deux dents, et la marquent au fer. Elle veut prier et se réfugier auprès du Seigneur ? Elle est emprisonnée, violée, humiliée, par des moines. Elle vient en aide à une vieille mendiante, elle est volée (je dis bien volée). Elle vient au secours d’un homme battu, celui-ci est le chef d’un clan de faux-monnayeurs qui fait d’elle une esclave, tant au service de son activité illégale que sexuelle. Elle risque sa vie pour sauver des flammes un bébé oublié par sa mère, elle perd l’équilibre au-dessus du brasier et lâche le nourrisson, au lieu de la remercier pour son geste courageux et risqué, on l’accuse d’infanticide (autrement dit d’avoir volontairement voulu tuer le bébé). Et, punition suprême, Justine, pour avoir, sans fléchir un instant, mené une vie vertueuse, se retrouve frappée par la foudre, le feu du ciel, le feu divin.

Mais en plus d’être punie pour sa vertu, Justine voit ses bourreaux « ne [cueillir] que des roses ». Ainsi celui qui l’a amputée pour la punir d’avoir empêché un meurtre se retrouve premier chirurgien du roi de Suède. Certains des moines qui l’ont violée obtiennent une promotion, le chef des monnayeurs réussit son entreprise et part s’installer à Venise pour jouir de sa richesse.

Ses bourreaux sont d’autant plus cruels, qu’à chacune des supplications de Justine, ils ne font rien d’autre que l’humilier encore plus. De plus, ils condamnent son attitude vertueuse et surtout, prônent le vice qui mènerait à la prospérité.

À ce sujet, on peut s’interroger sur le réel parti pris de Sade. Car ses motivations semblent assez floues. D’ailleurs, ce flou s’exprime dans le premier paragraphe du préambule, qui est en réalité la première phrase de l’œuvre ayant une longueur (dans l’édition de poche folio classique que je possède) de treize lignes !!! (et quatre mots). Une phrase que j’ai dû pour ma part lire et relire à plusieurs reprises pour être sûr de la comprendre. Je ne sais pas s’il s’agit là d’une volonté délibérée de Sade de perdre le lecteur d’entrée de jeu, mais si c’est le cas, c’est réussi. D’un point de vue structurel, on peut noter dans cette phrase la présence d’une dizaine de pronoms relatifs (et donc de propositions) qui contribuent à cet égarement. L’auteur donne le sentiment de se perdre lui aussi et se rattrape d’un « dis-je », à peu près à la moitié de cette phrase.

Mais le flou de la position de Sade est autre. Pour rappel, il déclare dans le préambule vouloir « prévenir [certains] sophismes dangereux de la philosophie » qui inciteraient à « prendre parti parmi les méchants qui prospèrent [plutôt] que parmi les vertueux qui périssent. » Or, à la lecture des aventures de Justine, on ne peut que constater que le vice l’emporte sur la vertu et que celle-ci, incarnée par Justine, est bien faiblarde face au vice. De même une grande part est donnée aux personnages qui prônent le vice comme moyen de réussir dans la vie, ainsi qu’à leurs arguments. On pense notamment aux longues tirades du marquis de Bressac qui justifie le meurtre de sa mère, « ce crimes  que tu trouves si énorme [qui] n’est au fond qu’une chose toute simple. » Ou plus loin : « Eh, qu’importe à la nature toujours créatrice que cette masse de chair conformant aujourd’hui une femme, se reproduise demain sous la forme de mille insectes différents ? » (Ce passage est d’ailleurs l’occasion d’apporter un développement sur ce que nous sommes, de la matière qui change de forme. Quelque chose qui pourrait pousser à l’humilité : « Quand on m’aura prouvé la sublimité de notre espèce. ») Ou encore aux longues tirades de la Dubois, que Justine retrouve à la fin de son récit, et qui résonnent comme l’explication des infortunes de la jeune femme. « Dans un monde totalement corrompu, je ne te conseillerai jamais que le vice. Celui qui ne suit pas la route des autres périt inévitablement. »

Pour faire face à ces tirades, Justine tente de défendre la vertu. Mais on constate que ses répliques sont courtes, un peu naïves et surtout aussitôt balayées par l’interlocuteur de la jeune femme. Elles ne font clairement pas le poids face aux arguments de ceux-ci.

On peut noter également le sort réservé à Justine, finalement foudroyée pour avoir été vertueuse toute sa vie, et, en réponse à cela, la volte-face aussi soudaine qu’improbable de sa sœur Juliette qui décide d’être vertueuse à son tour jugeant que « les calamités suivies, les malheurs effrayants et sans interruption de cette fille infortunée sont un avertissement que l’éternel [lui] donne de [se] repentir de [ses] travers, d’écouter la voix de [ses] remords et de [se] jeter enfin dans ses bras. » Elle décide d’entrer « aux carmélites dont au bout de très peu d’années elle devient le modèle et l’exemple, autant par sa grande piété que par la sagesse de son esprit et l’extrême régularité de ses mœurs. » Cette conclusion ne peut en effet que laisser sceptique. Elle ne tient que sur deux pages seulement, entre le moment où est foudroyée Justine et ce moment où Juliette se fait une place aux carmélites, en « très peu d’années. » De même, on note que celle des deux sœurs qui survit est celle qui aura, durant quinze années de sa vie, été du côté du vice, et non celle qui aura été vertueuse.

Aussi, lorsqu’on lit la biographie de Sade, on ne peut que constater qu’il n’est pas un exemple de vertu et de morale, ce qui lui a valu ses nombreuses années de prison. On pourrait alors presque se demander si l’avertissement en préambule ne devrait pas se comprendre à l’opposé de ce qu’il expose. Serait-ce alors à dire que Sade prône le meurtre ou encore le faux-monnayage ? Bien sûr que non.

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Je disais donc plus haut que le genre du conte philosophique servait donc à développer un argument philosophique en contournant les interdits. Mais dans le cas des Infortunes de la vertu, le développement philosophique me semble en réalité secondaire et même, comme le genre littéraire utilisé, ajouté au besoin indispensable de se justifier au début, prétexte à l’expression du libertinage.

Et oui, Sade est surtout resté à la mémoire collective pour ses mœurs contraires à la morale, à tel point que son nom, dans les années 1830 a donné l’adjectif sadisme qualifiant « aberration épouvantable de la débauche : système monstrueux et antisocial qui révolte la nature. » (Dictionnaire universel de Boiste).

Ainsi donc, cette débauche apparaît dans Les infortunes de la vertu, dès la présentation des deux sœurs, lorsque Juliette évoque la fille d’une voisine qui s’est fait entretenir et lorsque cette même Juliette, dès le lendemain, va corrompre ses mœurs : « dès le lendemain, ses prémices furent en vente ; en quatre mois de temps, la même marchandise fut successivement vendue à quatre-vingts personnes qui toutes la payèrent comme neuve. » Pour rappel, elle n’a que quinze ans !

Mais on la retrouve également, et surtout, tout au long du parcours de Justine et ce, malgré son souhait d’une existence vertueuse. Dès son arrivée chez Dubourg, le riche traitant, celui-ci veut lui propose comme service de se faire soumettre devant lui par son valet et sa gouvernante. Il tentera même d’abuser d’elle, échauffé par cette proposition. Plus loin, ayant été libérée de prison par la Dubois et sa bande de voleur, refusant de les suivre, elle est menacée de viol. Plus loin encore, ayant échappé à ceux-ci, se réveillant dans un buisson elle est témoins de la débauche (pour l’époque) du jeune marquis de Brissac avec un autre jeune homme. Et lorsqu’elle refuse le meurtre, elle punie par Brissac, attachée à un arbre et fouettée. Notons que le marquis de Brissac est associé à eux crimes : la sodomie (pour l’époque) et le meurtre. Autre exemple de débauche, celle du chef des faux monnayeurs, qui, en plus de se servir de femmes comme esclaves, s’en sert pour assouvir ses pulsions.

Mais le passage le plus marquant reste celui du monastère. Il a d’ailleurs une place importante, se situant au milieu du récit et est certainement celui auquel le plus grand nombre de pages est consacré.

Justine, voulant prier, se rend dans un monastère qu’elle aperçoit, espérant y apaiser son âme. En réalité c’est tout le contraire qui se passe. Les moines sont libertins, et meurtriers. Ils enferment des femmes de tous âges, huit au total, quatre dans une tour, quatre dans une autre. Les deux groupes ne se croisent pas et chacun ne fait que supposer l’existence de l’autre. Ainsi, les moines abusent-ils un jour les femmes d’une tour, le deuxième les femmes de l’autre. On note une organisation rigoureuse, qui évite aux femmes de s’échapper et les oblige à être obéissantes.

C’est dans cet épisode que Justine perd sa virginité, soumises à des hommes censés rester chastes et vertueux de surcroît. Mais plus encore sa virginité est perdue dans tous les sens du terme. Elle est souillée, humiliée par tous les côtés, selon les préférences de chaque moine. Ils punissent de toutes les manières, ils violent, soumettent.

Ce passage est d’autant plus choquant que les auteurs des méfaits sont des hommes au service de Dieu. Cela dit il n’est pas sans faire écho à un passage de la vie de Sade. En effet, de quatre à dix ans on a confié son éducation à son oncle, l’abbé Jacques-François de Sade, qui s’avère être aussi… un libertin. Il écrira, quelques années plus tard ceci à propos de cet oncle à une de ses tantes lui ayant des remontrances : « tout prêtre qu’il est, il a toujours un couple de gueuses chez lui ; excusez, je me sers des mêmes termes que vous ; est-ce un sérail que son château, non, c’est mieux, c’est un bordel. »

Enfin, comment parler d’une œuvre de Sade, sans parler du… sadisme ? Je mets en bas de page la définition du CNRTL de ce mot. On ne peut que constater, que le sadisme est présent dans cette œuvre sous toutes ses définitions, et que celles-ci s’illustrent toutes dans l’épisode des moines, lesquels peuvent en effet être caractérisés par leur luxure, leur lubricité et leur cruauté. Leur plaisir est effectivement tiré de souffrance physique et morale de leurs victimes (châtiments corporels, humiliations) et ils ont bien ce goût pervers de faire souffrir et voire souffrir autrui. Mais le sadisme on le voit aussi chez le marquis de Bressac qui fouette Justine en représailles de son refus d’assassiner la comtesse. On le voit chez le chirurgien qui s’apprête à faire expirer une jeune fille « d’une mort cruelle » pour examiner ses vaisseaux, sa « membrane qui assure la virginité, » évoquant un « progrès des arts. » On sent d’ailleurs dans le dialogue avec son complice, l’excitation perverse qu’il ressent à l’idée de mener à bien son expérience. On le retrouve dans le châtiment qu’ils infligent à Justine pour avoir déjoué leurs plans, fait de mutilations, de marquage au fer et donc de souffrance.

La souffrance physique de Justine n’est pas la seule à faire jouir ses bourreaux. La souffrance morale également. Lorsqu’elle implore ces derniers, ils ne lui renvoient que mépris, moqueries, satisfaits d’eux-mêmes, satisfaits de la voir souffrir, de la faire souffrir.

Cela dit, on pourrait se demander si le plus grand sadique de l’histoire ne serait pas… Sade lui-même, l’auteur, le créateur de cette héroïne à qui il inflige toutes ces souffrances. On ne peut évidemment pas parler à sa place, mais on peut toujours se poser la question : y a-t-il pris du plaisir ?

Pour terminer (promis), on ne peut évoquer le sadisme, ce plaisir pris à voir ou à faire souffrir les autres, sans le masochisme, cette « perversion sexuelle dans laquelle le plaisir sexuel, la jouissance sont liés à la souffrance ou à l’humiliation subie par le sujet, » cette « attitude d’une personne qui recherche la souffrance, l’humiliation ou qui s’y complait. » (définitions du CNRTL)

Et la première personne masochiste, ne serait-elle pas finalement Justine elle-même ? Elle ne recherche certes ni la souffrance ni l’humiliation, mais son attitude, de se borner à la vertu alors qu’elle est consciente à chaque étape de son aventure que c’est celle-ci qui la mène à la souffrance, ne cache-t-elle pas, inconsciemment, une forme de complaisance ? « Oh ! juste ciel, m’écriai-je avec amertume, il est donc impossible qu’aucun mouvement vertueux puisse naître en moi, qu’il ne soit à l’instant puni par les malheurs les plus cruels qui soient à redouter pour moi dans l’univers », ne cesse-t-elle de se lamenter, employant quasiment les mêmes mots, les mêmes tournures à chaque fois. Loin de moi l’idée de penser que les victimes de viols l’ont plus ou moins consciemment cherché et moins encore qu’elles se complairaient de leur sort. Cependant n’est-ce pas là ce que sous-entendrait l’auteur ? Ou du moins ne serait-ce pas là une sorte de fantasme de celui-ci que de voir sa victime se diriger vers de nouvelles souffrances ?

Mais là où Justine incarne cette tendance masochiste qui ne s’assume pas, on s’interroge sur le cas de sa sœur, Juliette, qui, à la fin du récit, se tourne à son tour vers la vertu de crainte, dit-elle, de subir des châtiments plus atroces encore ? Certes, elle entre aux carmélites et s’y fait une place en peu de temps, devient « le modèle et l’exemple, autant par sa grande piété que par la sagesse de son esprit et l’extrême régularité de ses mœurs, » mais, connaissant justement les souffrances subies par sa sœur pour avoir été vertueuse, ce revirement soudain ne pourrait-il pas être interprété comme le fruit d’une tentation masochiste ?

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Sade nous livre donc, avec Les infortunes de la vertu, un conte philosophique certes violent mais à priori banal, ou la vertu semble l’emporter sur le vice. Les interdits sont bel et bien contournés, comme par exemple les scandaleux tableaux de l’homosexualité (et plus précisément de l’acte sodomite) ou de religieux dépravés, puisqu’ils sont mis au service d’une argumentation prônant la vertu. Mais derrière les artifices du genre, se cachent en réalité l’expression de fantasmes, de vices inavouables (d’où la nécessité d’une pseudo-clarification en début de récit) et qui ne peuvent s’assouvir que par l’écriture (Sade est en prison depuis plusieurs années lors de la rédaction). La note finale de Sade, « Fini au bout de quinze jours, le 8 juillet 1787 », signe l’aveu d’une hâte à l’ouvrage, synonyme d’une urgence, très probablement vitale. 

 

 ***

 

Voilà donc ce que je peux dire concernant Les infortunes de la vertu, une lecture que j’ai appréciée, malgré certains passages gênants, voire répugnants. Si vous êtes tentés de le lire à votre tour, n’hésitez pas, mais commencez par cette version-là de l’œuvre, la première, la plus « sage », pourrait-on dire des trois. La seconde voit se multiplier les malheurs de la pauvre Justine, quand la troisième, va plus loin encore dans les détails choquants, à l’occasion d’un changement de narrateur, qui passe d’une première personne pudique et timide qui suggère, à une troisième objective qui montre.

 

Enfin, si vous êtes arrivés au bout de ce pavé, merci à vous. J’espère que vous y aurez trouvé de l’intérêt. Je précise par ailleurs qu’il s’agit d’un compte-rendu personnel, que mes interprétations ne sont que le résultat de mon ressenti à la lecture de ce livre, en aucun cas celui d’une étude savante et approfondie, et qu’elles n’en ont pas la prétention. Pour toute remarque, les commentaires sont les bienvenus.

 

Les infortunes de la vertu - Sade

SADISME (définition du CNRTL)

1. Vieilli. Luxure, lubricité mêlée de cruauté. Il conta (...) que ce soir, il y avait une très belle fille, dont les bras nus voilés de dentelle noire étaient très excitants et que Verlaine, pris d'un féroce accès de sadisme, s'était emparé du tisonnier et voulait marquer ses bras au fer rouge (Goncourt,Journal,1895, p. 740).

2. PSYCH., PSYCHANAL. Perversion de l'instinct sexuel qui fait dépendre la volupté de la souffrance physique ou morale de l'autre. Acte, forme de sadisme; manifestations du sadisme; grand, petit sadisme; sadisme symbolique. [Freud introduisit] des instincts de mort, tendances à l'autodestruction qui se manifestent en particulier à travers la compulsion de répétition et, fondus avec la libido, dans le sadisme et le masochisme (Hist. sc.,1957, p. 1699).Quand il [le sadisme] a pour origine une véritable maladie mentale (névrose ou psychose), ses manifestations sont plus redoutables et peuvent aller jusqu'au meurtre. Jack l'Éventreur qui commit ses forfaits à Londres au siècle dernier, et ne fut jamais pris, est peut-être un exemple de sadisme (Psychol.1969).

Rem. Thinès-Lemp. 1975 note: ,,Dans la littérature psychanalytique, chez Melanie Klein en particulier, le terme de sadisme est parfois utilisé comme synonyme d'agressivité``.

B. −

1. P. ext. Goût pervers de faire souffrir ou de voir souffrir autrui. Synon. cruauté.S'acharner avec sadisme sur les faibles; sadisme des bourreaux; sadisme moral. Les humiliations infligées par un chef à ses employés sont une forme de sadisme (Psychol.1969).

P. méton. Résultat d'un acte sadique. L'homme qui me dit cela est le fameux médecin légal, Tardieu, l'autopsiste [celui qui fait l'autopsie] de tous les sadismes de la société (Goncourt,Journal,, 1866, p. 265).

2. Cruauté, méchanceté. J'ai le sadisme de vouloir épuiser un auteur en lisant non seulement tout ce qu'il a pu écrire, depuis a jusqu'à z, mais encore tout ce qu'on a pu écrire sur lui! (Cendrars,Bourlinguer,1948, p. 385).

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