Toi aussi tu m'avais abandonné

Publié le par Roman Littleson

Toi aussi tu m'avais abandonné.

 

J'étais allongé sur mon lit et je regardais par la fenêtre la nuit comme un capuchon recouvrir le jardin de la résidence où je louais mon studio. Les lampes qui longeaient les allées pavées s'étaient allumées et leur lumière orangée se reflétait dans les gouttelettes de la bruine qui tombait comme un voile, aussi légèrement qu'une plume, sur les haies et la fontaine. Une onde de choc naissait du contact entre les particules humides et les surfaces. Elle se propageait jusqu'à moi, portant avec elle des morceaux de lumière et s'unissait aux notes mélancoliques qui se baladaient dans mes oreilles. Ces accords parfaits de vibrations en tous genres entraient en résonance avec ma chair et mes os qu'ils traversaient et faisaient trembler. A leur passage, mon cœur se serrait et une boule se formait dans ma gorge, empêchant les larmes de monter jusqu'à mes yeux.

Ce soir-là sur mon lit, le baladeur MP3 à mes oreilles, le téléphone dans une main, j'attendais la réponse à un message que je t'avais envoyé quelques heures auparavant qui t'informait de mes nouveaux soucis. Comme si ceux déjà acquis n'avaient pas suffi, on avait refusé ma demande. Bien sûr, j'avais réagi. Je m'étais rendu à l’administration afin de trouver d'éventuelles solutions pouvant résoudre mon problème. D'abord la réceptionniste, puis une employée et enfin la chef de bureau, chacune m'avait chanté le même refrain : « Désolée, je ne peux rien faire pour vous » ; les deux premières m'avait quand même envoyé à une supérieure, faisant naître en moi de nouveaux espoirs, mais la dernière m'avait tout bonnement renvoyé chez moi.

En cet instant j'avais peur. Je me demandais ce que j'allais devenir. Déjà que la motivation pour continuer mes études me faisait défaut, si en plus on m'en ôtait les moyens... Je n'avais plus qu'à faire le trottoir ! Cette remarque n'avait d'ailleurs pas plaidé en ma faveur lorsque je la fis à la fonctionnaire. Non, ce n'était pas cela qui me faisait peur : je craignais avant tout que toi aussi tu m'eusses abandonné. Je m'étais attendu à une réponse immédiate de ta part. « Si tu as besoin, tu sais où me joindre », m'avais-tu dit à plusieurs reprises. Et là j'avais besoin. J'avais fait appel à toi, et tu n'étais pas là. Encore de belles paroles. « Je ne suis bon que pour les discours » m'avais-tu dit un jour. Tu venais de m'en donner la preuve. En même temps, quand on fait de la politique...

Mais tu n'avais aucune raison de culpabiliser. Tu valais toujours mieux que d'autres personnes. Celles-ci avaient aussi eu de belles paroles et m'avaient déjà abandonné depuis longtemps. Toi au moins, tu avais eu le mérite de ne pas avoir joué avec mon corps. Cependant, vos visages se présentèrent côte à côte devant mes yeux. Je les comparais : même hypocrisie dans vos yeux, même arrogance sur vos faces qui étaient la seule chose dont vous vous préoccupiez réellement. Ainsi étiez-vous, toujours en quête de profit personnel, au détriment des autres, ainsi est la nature humaine...

Un autre visage apparut à côté des vautres. Un frisson me parcourut. Elle n'avait rien à faire là. Comment avais-je pu la laisser vous rejoindre ? Elle aussi m'avait abandonné, mais contrairement à toi, à lui, elle ne l'avait pas fait de son plein gré; et elle en avait laissé du monde derrière elle ! Je me sentais égoïste d'avoir l'instant d'une seconde songer à la blâmer, de m'être abaissé à une telle facilité. Parce qu'on ne peut pas, on ne doit pas accuser les morts des maux de la Terre sous prétexte qu'il sont au cimetière ! Alors, je faisais tout pour ne pas la mêler à vos lâchetés. Mais je n'y arrivais pas, bien au contraire. Son souvenir était aussi douloureux que les vautres, c'était cela le lien. Vos images se mêlèrent les unes aux autres dans un tourbillon sans fin qui fit naître en moi une sensation de vertige. Mon corps se mit à trembler et mon cœur s'emballa. Puis dans ma colère et ma tristesse, je me mis à accuser les uns des torts des autres, même les innocents. « Non ! » J'en voulais à tous et à tout. « Non ! » Je vous aimais pourtant. « Non ! » Je n'étais plus moi-même, je voulais en finir. « Non ! Non ! Non ! » Puis tout bascula, tout disparut, seul le noir demeurait. Je n'y voyais plus. J'étais perdu.

 

Comme je ne tenais plus sur mon lit, je me levai, essoufflé, le cœur battant à cent à l'heure, le corps pris de fièvre, et j'allumai la lumière dans le studio. Au moins ici j'y voyais plus clair. Puis, parce que j'étais à la portée de tous les regards et que je n'aimais pas être observé, je m'approchai de la fenêtre pour baisser le store. Contrairement à certains qui se laissaient enfermer dans un château, une villa où autre, surveillés vingt quatre heures sur vingt quatre par des caméras, comme des rats de laboratoire, moi je tenais à mon intimité... et à ma dignité. Je ne souhaitais pas que mes comportements, mes moindres faits et gestes fussent étudiés par des « experts » qui, comme la plupart ne comprendraient rien. Ils constateraient : « Vous voyez comme il est différent des autres ? Il doit être malade ! Regardez, il ne fait que tourner en rond dans son studio. » Et de conclure : « Il ne faudrait pas le mêler aux autres (c'est-à-dire nous), il pourrait nous contaminer. »

« Quelle bande d'imbéciles », pensai-je en tournant la manivelle. Ils faisaient parties de ces gens, bourrés de préjugés à qui les souffrances des autres faisaient peur, qu'elles fussent maladies contagieuses ou non, infirmité, pauvreté... Ces gens-là étaient ceux qui rejetaient ces éprouvés de la vie, comme si l'éradication de leur « espèce » allait les empêcher de souffrir des mêmes maux à leur tour. Pourtant personne ne sera jamais à l'abri du malheur. Mais il y avait des gens encore bien pires. Ceux qui proclamaient dans leurs discours des valeurs de tolérance et qui, une fois rentrés chez eux, ôtaient leurs postiches et se comportaient comme ceux qu'ils dénonçaient. Derrière leurs belles paroles, ils portaient en réalité l'étendard de l'hypocrisie et de la lâcheté.

Le store baissé aux trois quarts, je posai la manivelle et me mis à faire les cent pas dans mon studio. Combien de tour cela pouvait-il faire ? Je répétais le même manège : j'allais vers le frigo, je l'ouvrais, je prenais la bouteille de jus d'orange, j'en buvais une gorgée, je reposais la bouteille, je fermais le frigo, j'allais vers la table, je prenais mon téléphone pour vérifier si je n'avais pas manqué un appel ou la réception d'un message de ta part; puis je retournais le frigo, je buvais une gorgée de jus d'orange, puis je retournais vérifier mon téléphone posé sur la table. Chose inutile d'ailleurs. Je l'avais réglé en mode sonnerie. Si tu m'avais contacté, je l'aurais entendu. Mais c'était plus fort que moi. Comme si le simple fait de le prendre dans ma main allait le faire sonner. Et à chaque fois que je constatais que ce n'était pas le cas, je ne pouvais m'empêcher de songer que tu faisais aussi partie de ceux qui craignaient la contagion.

Je répétais ces gestes pendant ce qui me semblaient être des heures. Mais en vérité, elles se révélaient être d'un coup d’œil à mon radio-réveil, de courtes minutes orgueilleuses qui se plaisaient à me supplicier, me lançant des sourires narquois qui faisaient paraître leurs dents acérées. Pourquoi m'avoir torturé alors qu'il aurait suffi d'un seul coup de mâchoire bien placé pour que tout fût terminé ?

Oui, je voulais en finir. Je voulais m'endormir rapidement et ne pas me réveiller. Je voulais que l'on m'eût oublié pour que personne ne pleurât sur mon corps. D'ailleurs, je voulais qu'on ne le retrouvât pas avant au moins un siècle ou deux. Ceux qui tomberaient dessus essaieraient alors de comprendre pourquoi un jeune homme était mort dans l'indifférence; et les défenseurs de droits en tous genres, ceux qui oublient qu'ils ont aussi des devoirs, utiliseraient ce qu'ils nommeraient mon « martyre » comme prétexte pour gagner le pouvoir, faisant des promesses en tout genre afin que cela ne se reproduisît pas. Puis une fois à la tête du pays, ils s'en mettraient plein les fouilles, et des gens qu'ils avaient soi-disant défendu la cause, ils s'en battraient les c******* ! A cette idée, je préférais attendre pour mourir et ne rien provoquer.

 

Quelques coups à la fenêtre me tirèrent de mes pensées. Quelqu'un s'inquiétait-il enfin pour moi ? J'entrouvris et mon visiteur se faufila à l'intérieur. Après avoir silencieusement fait le tour du propriétaire, il se tourna vers moi, la queue en l'air et il vint se frotter à ma jambe. Un faible sourire se dessina sur mon visage et je le caressai pour répondre à l'affection qu'il me portait. L'animal se mit à ronronner puis il miaula.

- Oui... Je vais voir s'il y a quelque chose pour toi.

Il me suivit jusqu'au frigo et entra presque dedans au moment où je l'ouvris.

- Non, sors de là... lui ordonnai-je en le repoussant d'un geste las.

Je fouillai quelques instants avant de trouver dans une assiette un morceau de poulet que je n'avais pas terminé la veille. Je le découpai alors en bouchées dans l'assiette que je posai ensuite par terre sur un papier journal. Mon hôte se jeta aussitôt dessus et avala les dés de viande sans prendre le temps de les mâcher.

Qu'il devait être affamé... Abandonné par des résidents qui n'avaient pas été suffisamment responsables pour élever un animal, ce beau chat de gouttière tigré avait élu domicile dans le jardin. C'était le gardien qui lui donnait à manger. Mais celui-ci n'était pas toujours présent et ne lui donnait sans doute pas les rations nécessaires par jour. Alors, le félin avait pris l'habitude de frapper à chaque fenêtre des appartements du rez-de-chaussée pour réclamer quelque chose. Cela me faisait plaisir de le nourrir quand j'avais de quoi. Je ne pouvais pas laisser la moindre bête mourir de faim. Aussi je me sentais utile en agissant ainsi. Seulement j'imaginais à chaque fois que l'animal me ferait preuve de reconnaissance. Mais là-dessus, je me faisais toujours des illusions; et ce soir encore...

En effet, mon hôte venait d'avaler le dernier des morceaux de viande que je lui avait taillés en dés. A présent il faisait sa toilette complète en léchant et en peignant ses poils avec sa langue rugueuse. Il la terminait par le lavage de la tête qu'il pratiquait en se léchant une patte avant qu'il se frottait ensuite sur le crâne. Puis, sans un regard, sans un miaulement ou un autre signe de satisfaction ou de remerciement, il sortit du studio comme il y était entré, à la recherche d'une nouvelle âme charitable. Dans le fond, il n'était pas si malheureux qu'il voulait le montrer. Je refermai derrière lui la fenêtre et baissai le store jusqu'en bas. A nouveau, j'étais seul.

Comme cet animal, certaines personnes savent où trouver de l'aide; mais lorsqu'on leur en demande, elles savent aussi très bien où se cacher. Seule différence avec l'animal, ce dernier ne peut pas avoir conscience qu'il fait de la peine en agissant de la sorte.

 

 

* 

 

 

L'atmosphère de mon 20m² était devenue désagréablement lourde. J'enfilai donc ma veste, je pris ma sacoche en bandoulière et je vérifiai une nouvelle fois mon téléphone, et comme je ne l'avais pas entendu sonner, il n'y avait évidemment rien; et je le réglai en mode vibreur silencieux. Parce que j'étais agacé par ces sonneries qui retentissaient partout où j'allais, que ce fût dans la rue, les transports en commun, les magasins, les salles de cinéma ou autres lieux où ces bruits-là étaient encore plus indésirables; parce que je ne supportais pas ces gens qui hurlaient dans leur appareil pour être entendus de tous, je faisais en sorte de ne pas me conduire comme eux et de rester discret. Je rangeai ensuite mon fameux mobile que je ne lâcherais pas une seconde ensuite, puis je me chaussai et enfin je sortis de la résidence.

L'air glacial frappa mon visage. Les gouttes de bruine n'avaient ni la légèreté ni la douceur qu'elles semblaient avoir lorsque je les avais observées depuis mon lit. Elles étaient parasites et se faufilaient à travers mes cheveux et mes vêtements jusqu'à atteindre mon cuir. Certaines se déposaient aussi sur mes verres de lunettes, et dedans se reflétaient des rayons lumineux issus de diverses sources colorées (phares, feux tricolores, éclairages publics...), ce qui donnait naissance à un voile étoilé entre moi et le reste qui m'entourait.

Pourtant, cette eau qui m'empêchait de bien y voir et qui coulait à présent sur ma peau, je l'aimais. D'abord froide, mon angoisse et ma colère bouillonnantes la réchauffaient. Elle se transformait alors en de véritables perles de chagrin qui ruisselaient jusque dans mon cou, et qui finissaient absorbées par le col de mon pull. Je ne pouvais toujours pas pleurer à cause du bouchon dans ma gorge, alors ce temps compatissant que certains appelaient « temps de chien » le faisait à ma place. Il me comprenait et je le comprenais. Il voyait en moi, il était l'intérieur de moi. Alors les gens qui ne l'aimaient pas ne m'aimaient pas non plus. Moi je l'aimais et je le remerciais du don qu'il me faisait, celui de m'offrir son eau du ciel qui me purifiait de mes soucis. Ce n'était donc pas par oubli que j'avais laissé mon parapluie chez moi.

Je passai dessous une des portes de la vieille ville et m'engageai dans la rue piétonne. Plus loin, au bout de celle-ci et après avoir traversé la belle place pavée au centre de laquelle se dressaient les trois déesses de la beauté, j'irais m'appuyer sur une rampe face au fleuve.

Je sortis le téléphone de ma poche et je vérifiai encore une fois. Toujours rien... De toute façon je ne l'avais pas senti vibrer. Je le rangeai, je poussai un long soupir mélancolique et je levai les yeux au ciel pour mieux offrir mon visage à ses larmes et questionner l’Éventuel Éternel.

Pourquoi ? Pourquoi tant d'acharnement ? Pourquoi moi ? Que lui avais-je fait pour mériter cela ? Je commençais à m'emplir de jalousie envers toi. Parce qu'en fait tu étais sûrement trop occupé pour penser à moi; tu avais du travail à faire pour le lendemain. Moi je m'ennuyais et le travail que j'avais à faire ne me passionnait pas suffisamment pour me distraire. Ou alors peut-être étais-tu en train de faire connaissance avec un garçon autour d'un verre, alors que personne ne voulait de moi et que surtout j'avais besoin de toi. Je trouvais la balance extrêmement déséquilibrée et je me sentais victime d'une profonde injustice.

Un son de clochette, un bruit sourd, un sifflement aigu, les sons d'un tramway qui arrivait à quai dans la rue transversale à une vingtaine de mètres derrière moi. Puis le silence total dans la bruine. Un silence interminable et inquiétant comme ceux qui précèdent un événement grave ou une décision cruciale. Le temps s'était arrêté. Était-ce la sentence de mon jugement qui allait être annoncée ? Ma condamnation à mort ? Celle à errer ? Ou bien celle de la fin du monde, de mon monde, celui de la tristesse et des faux espoirs : la libération ? Et j'entendis un martèlement régulier, venant de nulle part, et qui faisait vibrer ma matière mais aussi le sol et les murs. Il résonnait comme l'écho. Je fus pris d'une peur incontrôlable, mon rythme cardiaque s'accéléra anormalement. J'allais être fixé sur mon sort.

Mais d'où venaient ces battements ? Qui avait décidé de mon existence à venir ? Je commençai à baisser les yeux pour chercher la source, la personne envoyée par mon juge, celle qui me rendait si nerveux.

D'abord mon regard se posa sur les éclairages publics de Noël. Des étoiles suspendues dans les rues, de toutes les couleurs, des guirlandes dans les vitrines des magasins, des sapins décorés dans les rues et dans les maisons, autour desquels les habitants avaient installé la crèche avec les santons dedans : Marie, Joseph, l'âne, le bœuf et le prophète nouveau-né. Car Noël, rappelons-le est avant tout une fête religieuse célébrant la naissance de ce dernier. Mais qui s'en souvient ? Les non-croyants fêtent aussi Noël. Mais c'est surtout l'occasion pour eux de se retrouver en famille et de faire plaisir en offrant des cadeaux. Cependant les plus heureux dans tout cela, ce sont bien les industries. Noël est à présent une fête commerciale; et quelles furent ma déception et mon émotion le jour où j'appris que le barbu avait peint son manteau en rouge pour promouvoir une marque de soda !

Je ne croyais plus au Père Noël. Pour moi toute la magie de cette fête avait disparu au profit... du profit. Les enfants eux y croyaient. Ils s'émerveillaient devant les vitrines ou les rayons des magasins remplis de jouets, et ils rêvaient. Je n'étais plus un enfant, j'avais perdu mon âme en grandissant. Bien sûr, pour les croyants, cette fête symbolisait quelque chose. Mais en perdant mon âme, j'avais perdu la faculté de croire et je ne savais plus me rassurer dans ces histoires. Peut-être un jour, je rêverais de nouveau...

Mon regard continuait sa descente. Là je vis les vitrines des magasins fermés à cette heure, décorées pour l'occasion, depuis lesquelles des mannequins au visage blême, tels des fantômes, me regardaient passer. Puis je baissai encore la tête. Le martèlement s'était considérablement approché, tout était fini. Et je vis une femme parapluie en main, passer à côté de moi, et les battements de ses chaussures à talons sur les pavés s'éloignèrent. Elle m'avait presque bousculé comme si je n'avais pas existé. J'étais moi aussi un fantôme, comme celui qui se trouvait dans la vitrine, sauf que je n'étais pas un mannequin; et lui on le regardait, on le voyait parce qu'il faisait envie. Mais moi, qui pouvait bien m'envier ? Les gens ne me regardaient pas et pire encore, ils ne me voyaient pas.

J'arrivai déjà dans la rue des restaurants. Ici un couple de jeunes examinaient les menus sur une pancarte; plus loin Papa, Maman et les enfants avaient enfin fait leur choix et entraient dans l'établissement; et déjà derrière moi, Papy et Mamie étaient sortis en se tenant la main, ravis de leur dîner en amoureux.

Ils étaient loin, flou et leurs sons étaient d'ailleurs. Je me sentais étranger à eux, retiré du monde, de ce monde qui n'était plus le mien, leur monde qui n'avait jamais été le mien. Eux ne me voyaient pas et me bousculaient. Ici, ils allaient toujours tout droit. Je n'étais rien à leurs yeux, ils m'ignoraient. Oui j'étais malheureux, je me plaignais et j'accusais tout le monde ! Pourtant, de mon côté, je faisais mine de ne pas voir l'homme qui dormait sur le trottoir...

Déjà je me retrouvai sur la place pavée au centre de laquelle les trois Grâces se dressaient sur une fontaine. C'était probablement le plus bel endroit de la ville, surtout la nuit quand les éclairages mettaient en valeur l'architecture des bâtiments du XVIIIè siècle. Mais ce n'était pas ici que je voulais m'arrêter, car l'endroit ne ressemblait pas à ce que je ressentais. Je voulais aller plus loin, traverser les voies du tramway, puis la chaussée, lieu de toutes les sauvageries, là où la bêtise humaine se manifeste au mieux. Les gens se klaxonnaient les uns les autres, un automobiliste impatient faisait des appels de phares, d'autres des queues de poisson, certains encore des slaloms... Voilà comment se comporte un Homme civilisé...

Leur feu passa au orange. Des véhicules ralentirent et s'arrêtèrent, d'autres passèrent pour ne pas se faire rentrer dedans par celui qui les suivait d'un peu trop près. Enfin, lorsque l'un d'entre eux eut grillé le rouge en beauté, je me décidai à traverser.

J'étais sur les quais, enfin. Personne ici. Les habituels joggeurs, skateurs et autres promeneurs étaient restés chez eux. Le bruit de la circulation était assez loin pour que je fusse tranquille. Je m'appuyai sur la rampe et je regardai tristement le fleuve que le vent naissant agitait. S'agitaient aussi mes pensées. Je ne voulais plus rien, je n'étais plus rien. Je voulais tuer cet homme que j'étais et que nous étions tous, formatés dans la même usine. Je voulais le noyer, le jeter à l'eau : mes papiers d'identité, mon permis de conduire, ma carte de groupe sanguin, la vitale, la bancaire; mon argent, mes clés, mes vêtements. Tuer cet homme que j'étais au regard des autres. Alors là, je serais à nouveau libre, sorti de cette coquille que l'on avait construite contre mon gré. Je serai redevenu un homme, unique, avec mon âme, nu sous la pluie qui me laverait de mes souillures et je me mettrais à chanter mon bonheur, comme si j'étais sous la douche, longtemps, trop longtemps et ma mère finirait par hausser le ton à cause de l'eau que je gaspillerais...

Je faisais un meilleur écolo en prenant un bain...

Une dernière fois je pensais à toi. Mais cette fois-ci c'était après moi que je finissais par en vouloir. Comment pouvais-je penser que je comptais pour certaines personne sous prétexte qu'elles comptaient pour moi ? Imbécile et naïf, voilà ce que j'étais ! Comment pouvais-je croire que les gens m'aimaient parce que je les aimais ? Qu'ils s'intéressaient à moi parce que je m'intéressais à eux ? Qu'ils devaient absolument être là parce que j'avais besoin d'eux ? Possessif et égoïste, voilà ce que j'étais; et ma tristesse je ne la devais qu'à moi-même.

Bien que je n'eusse pas senti mon téléphone vibrer, je le sortis de ma poche pour le vérifier. Évidemment, rien ! J'inspirai une bonne bouffée d'air, je rangeai l'appareil et je relevai les yeux vers le fleuve. Un navire sombrait au milieu des flots, personne ne le voyait, à part moi. Mais que pouvais-je faire, sinon monter à bord ?

A cet instant la boule de ma gorge explosa violemment et l'eau jaillit de mon corps, accompagnant celle du ciel qui ruisselait jusque dans le cours et engloutissait le cargo.

Lorsque, après plusieurs minutes, à bout de souffle, je fus à court de larmes, je repris mon téléphone et j'effaçai ton numéro du répertoire.

Toi aussi tu m'avais abandonné.

 

 

* 

 

Le lendemain, lorsque je me réveillai, je vis que tu avais répondu à mon message. Il n'était pas trop tard, contrairement à ce que j'avais pensé la veille. Une larme coula sur ma joue et mon corps trembla. Une larme de joie et mes lèvres s'étirèrent pour former un timide sourire. J'ai compris une chose importante à ce moment-là : tu n'es pas là à chaque instant mais tu es là dans le temps. Merci mon ami. Je t'aime.

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